Dimanche 1er octobre 1967.
Les Françaises et les Français vont enfin faire l’expérience de la télévision en couleurs. Fini le noir en blanc. Enfin, pas pour tout le monde. Avec leur prix de vente très élevé, les téléviseurs couleurs ne sont réservés qu’à une minorité aisée.
Préparé en grande pompe, le passage à la couleur n’est pourtant pas immédiatement un grand spectacle. Les premières secondes sont même extrêmement décevantes.
Nous sommes le dimanche 1er octobre 1967.
Dans votre chambre d’adolescent, vous avez placardé aux murs des posters de Claude François et de Sheila que vous avez détachés du magazine Salut les copains. Dans votre penderie, les vêtements se font oranges, ou bien rayés. Sur votre tourne-disque Tepaz, vous écoutez les 45 tours de Johnny Hallyday et d’Adamo. De façon lointaine, vous entendez parlez de conflits au Vietnam, en Egypte et au Biafra. Vous vous êtes désintéressés des guérillas révolutionnaires en Amérique latine, et le chômage grimpant des ouvriers ne vous intéresse pas vraiment. En 1967 la France s’assoupit, bientôt on dira même que la France s’ennuie.
==GENERIQUE==
Sonore Pierre Bellemare : « Eh bien c’est depuis l’Alhambra-Maurice-Chevalier que nous vous présentons ce soir… »
Aujourd’hui à la télévision…
Sonore téléspectatrice : « … ça surprend la première fois, mais je trouve que c’est bien. »
…par Thibaut Le Hégarat
Sonore Guy Lux : « Mais avant toute chose laissez-vous vous souhaiter à tous bonne semaine, bonne semaine à la France, bonne semaine à tous nos amis du Schmilblick, et surtout à nos amis de Marseille. »
== INTRODUCTION ==
Nous sommes dimanche, seul jour de la semaine où la télévision émet en continu, du matin au soir.
La journée débute avec les programmes confessionnels. Dans l’ordre, l’émission La source de vie, consacrée aux préparatifs de Rosch Hachana, le nouvel an juif. Puis Présence protestante avec un dialogue entre le pasteur Albert Gaillard et l’écrivain et homme politique Roger Garaudy. Enfin, Le jour du seigneur, l’émission catholique – et aussi la plus vieille de la télévision, créée en 1949.
L’essentiel de la journée de dimanche est consacrée au divertissement.
A midi, La séquence du spectateur. Avec pour les passionnés de documentaires animaliers, un extrait du Monde sans soleil de Jacques-Yves Cousteau. Mais aussi une séquence issue du prisonnier d’Alcatraz avec Burt Lancaster. Et pour les amateurs de genre, un extrait du Major Dundee de Samuel Peckinpah avec Charlton Heston et Richard Harris.
A 12h30 Discorama, Denise Glaser reçoit Barbara, laquelle chante « La dame brune » avec Georges Moustaki.
A 14h30 débute Télé-Dimanche, la grande tranche dominicale présentée par Roger Lanzac. Au programme aujourd’hui:
- des numéros de Guy Béart, Annie Cordy et Darry Cowl
- un jeu télé
- une séquence hippisme avec Léon Zitrone
- le championnat d’Europe de basket, retransmis en Eurovision depuis la Finlande: la France rencontre l’URSS.
Côté fiction,
- à 14h, un feuilleton américain familial
- à 17h25, un film britannique sur les services secrets pendant la guerre
- et à 19h30 un feuilleton français, titré Saturnin Belloir.
Pour les enfants, Kiri le clown à 17h15 et Bonne nuit les petits à 19h25.
==SUJET PRINCIPAL==
Mais l’événement principal de cette journée du 1er octobre 1967 reste à venir…
Sonore reportage: « Images de l’événement. Immédiates et fidèles. Ou presque. Puisqu’il leur manquait ce facteur de vérité essentiel : la couleur. Le monde vivant est en couleurs. Et son image ne peut être condamné au noir et blanc. »
Pour la première fois en France, les téléspectateurs•trices vont avoir le droit à des émissions en couleurs. Jusqu’à présent, les limites techniques imposaient d’avoir seulement des images en noir et blanc. Comme pour la photographie et le cinéma, la couleur n’arrive que dans un second temps, au prix de longues années de recherches en laboratoire.
Depuis plusieurs mois, les responsables de l’ORTF préparent cette petite révolution et font en sorte de susciter l’enthousiasme dans le public. Et aujourd’hui, ça y est, les techniciens se préparent à basculer du noir et blanc vers un monde de couleurs.
Les citadins se pressent devant les vitrines des magasins. Des Parisiens ont été invités à venir voir le premier programme en couleurs dans le hall de la maison de la radio.
Sauf que, au lieu de la grande célébration à laquelle tout le monde s’attendait, ce programme en couleur est finalement assez austère.
Quatre hommes apparaissent à l’écran : George Gorse, ministre de l’information ; et trois responsables de l’ORTF, Jacques-Bernard Dupont, Emile Biasini et Claude Mercier.
A 14h18 précisément, le ministre prend la parole:
Sonore George Gorse
« Et voici la couleur. Au jour fixé, et à l’heure dite. Mesdames mesdemoiselles messieurs, vous qui maintenant nous voyez tels que nous sommes, vous cesserez très vite je le sais bien d’être sensibles à la magie de la chose… »
Le manque d’enthousiasme des protagonistes de la scène tranche avec l’excitation que ressentent depuis plusieurs mois les téléspectateurs•trices. Les premières minutes sont même assez décevantes et n’ont rien de spectaculaire. Les quatre hommes, tous debout, sont en costumes soit noir soit bleu foncé. Derrière eux, les murs sont gris, tout juste réhaussés par quelques panneaux orange et vert. Il est certain qu’aucune rétine n’aura été abimée pendant ce passage à la couleur.
Heureusement, le spectacle arrive dans un second temps. En effet, une grande soirée a été organisée pour fêter ce passage à la couleur. Elle a été confiée à Jean-Christophe Averty, réalisateur virtuose de la télévision. Cette soirée débute par une promenade dans Paris où sont captées les couleurs des monuments comme du quotidien. Deux dessins animés sont aussi au programme. Puis c’est un enchainement de plusieurs numéros, chantés ou dansants, avec notamment Marcel Amont.
Sonore Jacques Bernard Dupont:
« Je crois vraiment que la couleur ajoute une dimension nouvelle à nos émissions. »
Pour la première année de la télévision couleur, l’ORTF a commandé plusieurs productions de prestige:
- Une adaptation de L’Œuvre de Zola, roman dans lequel le protagoniste est un peintre.
- Une version télévisée de l’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, et une autre du Bajazet de Racine.
- Des variétés, avec à l’honneur Zizi Jeanmaire et Marcel Amont (réalisées, toujours, par Jean-Christophe Averty).
- Et aussi des feuilletons (Lagardère, les Chevaliers du ciel, et la suite de Belle et Sébastien).
Sonore commentaire
« Merveilleux, oui. Vous venez de l’entendre, tous ceux qui l’ont vu le constatent : la couleur apporte au petit écran une nouvelle dimension. »
La presse qui a annoncé avec force bruit son arrivé prochaine. Résultat: la couleur est attendue par beaucoup de téléspectateurs.
Sonore avis spectateurs:
Journaliste : « Qu’est-ce que vous en pensez ? est-ce que vous êtes séduits par la couleur ? »
Téléspectateur 1 : « Eh bah ça change hein, c’est nouveau. »
Téléspectatrice 2 : « C’est très joli. »
Téléspectatrice 3 : « Justement j’étais venue exprès pour voir les faits, je trouve ça vraiment joli. »
Téléspectatrice 4 : « C’est une très jolie chose. »
Téléspectatrice 5 : « Je trouve que c’est formidable. »
Téléspectateur 6 : « Ma foi ça me paraît assez extraordinaire. »
Téléspectateur 7 : « Ça change pas tellement du noir et blanc. Enfin c’est quand même plus agréable. »
Téléspectateur 8 : « Je pense que ça a certainement un très grand avenir. Et que dans quelques temps le noir sera complètement disparu. »
Téléspectatrice 9 : « Les couleurs sont un peu fortes, ça surprend la première fois, mais je trouve que c’est bien ».
Téléspectatrice 10 : « Ça nous paraît peut-être un peu… pas très net, pas très clair, mais je suis sûre qu’on s’habituera. »
== DIGRESSION ==
A propos de télévision couleur, cela me rappelle la scène d’un film de cinéma de quelques années en arrière. C’est dans Fantomas. Dans cette scène, on voit Fantomas passer à la télévision. Ou plus exactement, pirater les ondes pour interrompre le programme et à la place adresser un message en direct.
Sonore: extrait Fantomas
Dans cette scène, le programme de télévision ordinaire est en noir et blanc. Or quand Fantomas apparait à l’écran, c’est en couleur, avec son masque bleu si reconnaissable.
Si on se replace dans le contexte de l’époque – le film date de 1965 – Fantomas semble accomplir une prouesse puisqu’à un âge où les téléviseurs sont en noir et blanc, lui, parvient à maitriser la couleur. Cela colle assez bien à l’image du personnage, génie du crime mais aussi inventeur génial, dont la base secrète regorge de technologies en avance sur leur temps.
Sauf que… ce que l’on voit dans cette scène est techniquement impossible.
Un téléviseur noir et blanc n’est pas conçu pour recevoir la couleur. D’abord parce qu’il ne comprend pas le signal émis en couleur. Ensuite parce qu’il n’a pas les composants, à l’intérieur de lui, pour restituer des images en couleurs. Aussi fort que soit Fantomas, il n’était donc pas possible de voir subitement de la couleur sur un appareil de télévision noir et blanc.
Le téléviseur est un merveilleux appareil comme le dira Pierre Sabbagh, mais il n’est pas magique.
Sonore Pierre Sabbagh :
« …ce merveilleux appareil qui est un appareil de télévision couleur, qui vous permet de recevoir la vie à domicile, la vie du monde, et de peut-être mieux participer à l’ensemble des activités humaines, et je crois que c’est là l’important. »
== RETOUR AU SUJET ==
Nous voilà de retour en 1967 et en cette soirée du 1er octobre, pour la première fois, les programmes de l’ORTF vont être en couleur.
Mais ce n’est pas parce que la télévision émet en couleur que vous pourrez voir immédiatement les programmes en couleur. Déjà, seule la deuxième chaîne passe en couleurs en 1967. Or tous les téléviseurs en circulation ne la reçoivent pas: ceux vendus avant 1964 n’étaient conçus pour recevoir qu’une seule chaîne.
Mettons que vous ayez acheté un téléviseur qui reçoive la deuxième chaîne. S’il n’est pas conçu pour recevoir la couleur, alors votre image restera irrémédiablement en noir en blanc. Il fallait en effet racheter un téléviseur pour pouvoir bénéficier de cette nouvelle technologie. Peu de foyers ont pu se permettre cet achat très couteux.
Sonore téléspectateurs:
Journaliste : « Est-ce que vous allez acheter un poste alors ? »
Téléspectatrice 1 : « Heu… pas dans l’immédiat, trop cher. Trop cher. »
Téléspectateur 2 : « Ah pour l’instant j’en ai un depuis une dizaine d’années en noir et blanc, il faut qu’il soit amorti un peu plus quand même. »
Téléspectateur 3 : « Si j’en avais les moyens je me le paierais. »
Le prix est tel qu’on estime alors que, sur les huit millions de postes recensés en 1967, seuls quelques centaines de foyers sont prêts pour recevoir la couleur (T7J p.5)
Sonore: « couleur avis fabricant prix »
Journaliste : « Ne pensez-vous pas que ces prix trop élevés vont freiner le développement de la télévisions couleurs ? »
Fabricant : « Eh bien il est évident qu’au départ, la télévision en couleurs s’adressera à une couche aisée de la population. »
Télé 7 Jours pose franchement la question « faut-il se ruiner pour la télévision-couleurs? ». Le magazine consacre deux pages à évaluer l’intérêt de cet onéreux équipement.
Dans les magasins d’électronique, les vendeurs sont à la peine même à Paris. Au cours de la semaine précédente, Le Printemps, n’a vendu que trois appareils, Le Bazar de l’hôtel de ville, deux, et Le Bon marché aucun. Les familles vont dans les magasins, par curiosité, mais n’achètent pas. Certaines ménagères craignent que les couleurs ne fassent mal aux yeux à la longue. Surtout, le prix est rédhibitoire. Il faut compter 5000F pour un récepteur, autant dire inaccessible à la majorité des foyers. D’autant que les délais de livraison s’étalent de deux à six semaines.
Sonore: « couleur – avis revendeur »
Journaliste : « A trois semaines du lancement de la couleur comment se présente le marché ? Est-ce qu’il y a beaucoup de commandes ? »
Revendeur : « il y a surtout beaucoup de personnes intéressées par la télévision en couleurs mais je ne pense pas qu’actuellement il y ait énormément de commandes. »
Journaliste : « et pour quelles raisons d’après vous ? Est-ce que c’est une raison de prix essentiellement ? »
Revendeur : « Une des raisons essentielles est évidemment le prix relativement élevé. »
Journaliste : « Est-ce que justement le commerçant n’est pas un peu fautif dans cette affaire ? »
Revendeur : « Oh absolument pas ! »
Alors, la faute des fabricants ou des revendeurs ? En tout cas, beaucoup de Français déclarent donc souhaiter attendre que les prix baissent, et surtout voir si les programmes valent l’investissement.
Si vous êtes alsacien, le dilemme est aggravé. Les habitants de la région Alsace ont un petit avantage, ils peuvent regarder les chaînes allemandes; lesquelles émettent en couleur déjà depuis quelques mois. Dans ces conditions, l’achat d’un récepteur couleur est déjà plus intéressant. Sauf que… pas du tout. La France et l’Allemagne n’utilisent pas la même technologie pour la télévision couleur – on parle de standard – :
Sonore reportage:
« Trois procédés de télévision couleur existent actuellement dans le monde : le NTSC américain, le PAL allemand, et le SECAM… »
…SECAM pour séquentiel à mémoire, un procédé mis au point par l’ingénieur français Henri de France.
Sonore interview Henri de France:
Journaliste : « M. Henri de France, le procédé français SECAM de télévision en couleur, c’est votre enfant ? »
Henri de France : « Oui monsieur en effet, c’est mon enfant à l’origine, mais bien entendu il a fallu faire un développement intensif, et ce développement ne peut se faire qu’avec des équipes d’ingénieur de grande valeur et de grand dévouement. »
Cela peut sembler étrange que la France n’ait pas adopté le procédé PAL. Elle est presque la seule en Europe à ne pas l’avoir fait. En effet, le PAL a été adopté par ses voisins allemands, mais aussi autrichiens, britanniques, irlandais, espagnols, portugais, italiens, belges, néerlandais, suédois, norvégiens. C’est un choix délibéré de l’Etat, et notamment du général de Gaulle, qui a préféré que la France développe ses propres standards. L’objectif, c’est la souveraineté technologique française. Mais concrètement, la France s’isole du reste de l’Europe. La grandeur est à ce prix.
Sonore industriel:
« La France étant le promoteur d’un système international de télévision en couleur, l’industrie française se devait de donner au téléspectateur une image d’une exceptionnelle qualité. »
Consolation: les standards français donnent une image de meilleure qualité.
Cela ne résout pas le problème de nos amis Alsaciens, partagés entre l’achat d’un téléviseur soit français soit allemand. Mais il se dit que des techniciens belges sont actuellement en train de développer un téléviseur capable de recevoir les programmes en couleur de France et d’Allemagne…
En attendant, vive la télévision couleurs !
Sonore Henri de France :
« moi je vois un très grand avenir à la télévision »
== AU CINEMA ==
Et si vous n’avez pas de téléviseur couleurs chez vous, heureusement il y a le cinéma. En cette semaine d’octobre 1967 vous pouvez voir :
- Le studio Rivoli (rue Saint-Antoine dans le 4e arrondissement de Paris) diffuse La vingt cinquième heure
- Au Cluny palace, dans le quartier latin, est visible le dernier James Bond On ne vit que deux fois
- Au TransLux Montparnasse, on repasse West Side Story
- Le Métropole, avenue de Saint-Ouen (c’est dans le 18e), programme Rio Bravo
- Dans le 10e arrondissement de paris, Le Brady diffuse La nuit des vampires
- Et à la cinémathèque du palais de Chaillot, du 27 septembre au 3 octobre 1967 c’est une programmation « merveilleux et fantastique ». Vous pouvez encore y voir Sueurs froides d’Hitchcock, et Le Golem, film allemand de 1920.
== CONCLUSION ==
C’est tout pour aujourd’hui.
Sonore Bellemare :
« Nous nous retrouverons dans un mois très exactement »
Aujourd’hui à la télévision est un podcast de Thibault Le Hégarat.
Sonore technique :
« …Il tourne les boutons pour régler le niveau, il faut que ce niveau soit ni trop fort ni trop faible »
Vous pouvez l’écouter sur spotify, soundcloud, apple podcast et google podcast.
N’hésitez pas à me faire part de vos commentaires en m’écrivant un email à : thibault [point] lehegarat [arobase] protonmail [point] com
Sonore Pascal Sevran:
Ca me plait beaucoup quand j’arrive le matin et qu’on me dit que j’ai des, « amaille ? » comment ça se dit ? « imaille » ? J’ai des « imaille »…
Avec dans ce numéro les voix de Pierre Bellemare, Guy Lux, Pierre Sabbagh, Henri de France, Georges Gorse, Jacques-Bernard Dupont, et Pascal Sevran.
Les archives que vous avez pu entendre sont conservées par l’institut national de l’audiovisuel.